Il en rêvait depuis
neuf ans, il le prépare depuis un an, et voilà qu’il le réalise.
C’est le premier jour du printemps. Et à 18h10, dit-il, la lumière
est parfaite. Alors à 18h10, il traverse la place Flagey.
Tout le monde est
prévenu déjà, et ses amis sont nombreux à attendre. Et puis il y
a d’autres passants : des clochards qui éclusent les boîtes de
bière bon marché le long des bancs, des mères de famille qui
rentrent du boulot des enfants plein les mains, des curieux, des
fonctionnaires et des artistes. Bruxelles est cosmopolisant.
Il traverse la place
Flagey, vêtu d’un collant vert et coiffé dune perruque féminine.
Il porte sur le dos un étrange tuba de cuivre et à la ceinture une poche de magnésite.
Des chaussons souples d’alpiniste.
Il salue la foule à
la japonaise. Il ne sourit pas, ou pas encore. Enfin, il tourne
autour de cet étrange monument qui occupe un coin de la place. On
dirait un paquet de cylindres empilés là par un enfant géant. Des
formes jaunes en acier posés en un équilibre instable. Une pile de
jouets, oui, de quinze mètres de haut, et qui donne l’air de
tomber.
Et c’est là-dessus
qu’il se met à grimper. Il agrippe chaque prise lentement,
sûrement, et attaque une faille, un bord, une petite marge pour y
poser un doigt, un pied, la prendre à pleine main et se hisser ou juste
un orteil et prendre appui. Il grimpe.
(C’est arrivé à
mi-hauteur que j’ai l’autorisation de monter debout sur un banc
pour clamer haut et fort le texte écrit pour lui. Cela éclairera un
peu peut-être la démarche du grimpeur, me dis-je. Alors je parle :
Le
ciel tourne autour de la Terre comme l’acrobate autour du poteau,
messieurs dames !
Oui,
mais pourquoi ?
Je
vais vous le dire, m’sieurs dames : Parce qu’il faut que les
oiseaux retrouvent le ciel quand ils se réveillent. Car c’est là
qu’ils nichent.
Ou
alors ?
Ou
alors juste parce que c’est beau...
et
la Terre tourne autour du soleil, comme l’acrobate autour du
poteau, m'sieurs dames.
Oui, mais
pourquoi, mais pourquoi ?
Pour
faire la course avec les cosmonautes ! Trop forts, les
cosmonautes, ils filent avec leur fusée et dépassent tout le monde
sur l’autoroute !
Ou
alors… ou alors juste parce que c’est beau.
Tu
sais, la lune tourne autour de toutes nos têtes en terre, comme
l’acrobate autour du poteau.
Oui,
sans doute, mais pourquoi ?
La lune tourne autour de nos têtes en terre pour
provoquer des marées ! Je t’assure ! Des marées de sang à l'intérieur des ventres, ou bien des marées avec
des vagues et de l’écume, des marées d’eau salée, des marées
folles pleines de poissons qui sautent de bas en haut pour rester
accrochés au soleil !
Ou
alors ... juste parce que c’est beau.
Les
voitures tournent autour de la Place Flagey, comme l’acrobate
autour du poteau.
Pourquoi ?
Tu sais pourquoi ?
Les voitures tournent autour de la place Flagey sans
doute pour rattraper le temps. Ils sont en retard, en retard, je
suppose qu’ils sont trop tard pour l’école et les enfants et les
bureaux, les magasins, ils sont en retard alors ils tournent, ils
tournent pour se donner de l’élan ! Voilà l’explication !
Ou
alors... ou alors juste parce que c’est beau.
Et
Christiane tourne autour de Roger comme l’acrobate autour du
poteau.
Pourquoi ?
Je ne sais pas. Par amour, tu crois ?
Peut-être... juste parce que c’est beau ?
Le
fou tourne autour du puits, tu sais pourquoi ? Le chien tourne
autour du panier, tu sais pourquoi ? La mouche tourne autour de
l’étron, l’athlète tourne autour du stade, Saturne autour du
soleil, la paupière tourne autour de l’œil comme l’acrobate
tourne autour du poteau. Et tu sais pourquoi ?
Tu
sais pourquoi l’acrobate tourne autour du poteau ?
Juste
parce que c’est beau.
Oui,
ça doit être ça. Juste parce que c’est beau…)
Enfin, il arrive en
haut. Le public amassé applaudit. La performance peut commencer.
Il étale une nappe
de pique-nique et s’assied. Il négocie une place avec les pigeons.
Il photographie d’en haut les yeux écarquillés. Il fait signe à
l’un ou l’autre.
Voilà la police.
Une camionnette, toute sirène hurlantes, fend la foule pour la faire
reculer. Les portes claquent et les flics crient « Descendez
immédiatement ! C’est un ordre ! »
Il sourit. Il sait
que tant qu’il est en haut, il restera tranquille. Alors avec sa
main il fait signe « cinq minutes ! »
- Descendez tout de
suite !
- Je vais faire un
peu de musique…
- Monsieur !
C’est un ordre !
- Un morceau pour la
paix…
C’est là qu’il
sort son tuba et nous lance quelques notes lentes, comme tout au bout
du ciel, à hauteur des antennes et des corbeaux, entre les
bombardiers russes et les bombardés ukrainiens. Il joue parmi les
lumières bleues qui s’amoncellent. Il y a maintenant dix
camionnettes de police tout autour de la place. Les habitants des
façades ont sorti leurs visages. Ils ont pris des photos.
Et voici les
pompiers avec la grande échelle. Et voici trois ambulances, au cas
où il tomberait. Et voici l’échelle qui se déploie lentement et
monte vers son nid. Il sourit.
Baba, clochard
New-yorkais m’aborde « Why does he do that ? Are
you happy to see that ? White man are crazy. Never a black man
do that... »
L’ange négocie sa
descente avec le chef des pompiers. La nuit commence à tomber et les
gyrophares éclaboussent les façades, le monument et les visages. Le
casque blanc est bonhomme. Il a compris le professionnel qui ne
tombera pas et joue son rôle jusqu’au bout. Il prend dans sa
nacelle à moteur l’instrument de musique. L’acrobate fixe une
corde et s’enfuit le long de la colonne, laissant le pompier
descendre sa machine.
Les flics
l’attendent en bas. Salut. Applaudissements. Porte qui claque.
Sirène et gyrophare. Ils l’ont emmené. Reste de l’instant que nous avons vécu avec lui ce sourire qu’il a dessiné à la craie sur le cylindre le plus haut.
Juste parce que c’est beau.
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