mercredi 13 avril 2022

Le ciel tourne autour de la terre comme l’acrobate autour du poteau.

 Il en rêvait depuis neuf ans, il le prépare depuis un an, et voilà qu’il le réalise. C’est le premier jour du printemps. Et à 18h10, dit-il, la lumière est parfaite. Alors à 18h10, il traverse la place Flagey.

Tout le monde est prévenu déjà, et ses amis sont nombreux à attendre. Et puis il y a d’autres passants : des clochards qui éclusent les boîtes de bière bon marché le long des bancs, des mères de famille qui rentrent du boulot des enfants plein les mains, des curieux, des fonctionnaires et des artistes. Bruxelles est cosmopolisant.

Il traverse la place Flagey, vêtu d’un collant vert et coiffé dune perruque féminine. Il porte sur le dos un étrange tuba de cuivre et à la ceinture une poche de magnésite. Des chaussons souples d’alpiniste.

Il salue la foule à la japonaise. Il ne sourit pas, ou pas encore. Enfin, il tourne autour de cet étrange monument qui occupe un coin de la place. On dirait un paquet de cylindres empilés là par un enfant géant. Des formes jaunes en acier posés en un équilibre instable. Une pile de jouets, oui, de quinze mètres de haut, et qui donne l’air de tomber.

Et c’est là-dessus qu’il se met à grimper. Il agrippe chaque prise lentement, sûrement, et attaque une faille, un bord, une petite marge pour y poser un doigt, un pied, la prendre à pleine main et se hisser ou juste un orteil et prendre appui. Il grimpe.

(C’est arrivé à mi-hauteur que j’ai l’autorisation de monter debout sur un banc pour clamer haut et fort le texte écrit pour lui. Cela éclairera un peu peut-être la démarche du grimpeur, me dis-je. Alors je parle :


Le ciel tourne autour de la Terre comme l’acrobate autour du poteau, messieurs dames !

Oui, mais pourquoi ?

Je vais vous le dire, m’sieurs dames : Parce qu’il faut que les oiseaux retrouvent le ciel quand ils se réveillent. Car c’est là qu’ils nichent.

Ou alors ?

Ou alors juste parce que c’est beau...


et la Terre tourne autour du soleil, comme l’acrobate autour du poteau, m'sieurs dames.

Oui, mais pourquoi, mais pourquoi ?

Pour faire la course avec les cosmonautes ! Trop forts, les cosmonautes, ils filent avec leur fusée et dépassent tout le monde sur l’autoroute !

Ou alors… ou alors juste parce que c’est beau.


Tu sais, la lune tourne autour de toutes nos têtes en terre, comme l’acrobate autour du poteau.

Oui, sans doute, mais pourquoi ?

La lune tourne autour de nos têtes en terre pour provoquer des marées ! Je t’assure ! Des marées de sang à l'intérieur des ventres, ou bien des marées avec des vagues et de l’écume, des marées d’eau salée, des marées folles pleines de poissons qui sautent de bas en haut pour rester accrochés au soleil !

Ou alors ... juste parce que c’est beau.


Les voitures tournent autour de la Place Flagey, comme l’acrobate autour du poteau.

Pourquoi ? Tu sais pourquoi ?

Les voitures tournent autour de la place Flagey sans doute pour rattraper le temps. Ils sont en retard, en retard, je suppose qu’ils sont trop tard pour l’école et les enfants et les bureaux, les magasins, ils sont en retard alors ils tournent, ils tournent pour se donner de l’élan ! Voilà l’explication !

Ou alors... ou alors  juste parce que c’est beau.


Et Christiane tourne autour de Roger comme l’acrobate autour du poteau.

Pourquoi ? Je ne sais pas. Par amour, tu crois ?

Peut-être... juste parce que c’est beau ?

Le fou tourne autour du puits, tu sais pourquoi ? Le chien tourne autour du panier, tu sais pourquoi ? La mouche tourne autour de l’étron, l’athlète tourne autour du stade, Saturne autour du soleil, la paupière tourne autour de l’œil comme l’acrobate tourne autour du poteau. Et tu sais pourquoi ?

Tu sais pourquoi l’acrobate tourne autour du poteau ?

Juste parce que c’est beau.

Oui, ça doit être ça. Juste parce que c’est beau…)


Enfin, il arrive en haut. Le public amassé applaudit. La performance peut commencer.

Il étale une nappe de pique-nique et s’assied. Il négocie une place avec les pigeons. Il photographie d’en haut les yeux écarquillés. Il fait signe à l’un ou l’autre.

Voilà la police. Une camionnette, toute sirène hurlantes, fend la foule pour la faire reculer. Les portes claquent et les flics crient « Descendez immédiatement ! C’est un ordre ! »

Il sourit. Il sait que tant qu’il est en haut, il restera tranquille. Alors avec sa main il fait signe « cinq minutes ! »

- Descendez tout de suite !

- Je vais faire un peu de musique…

- Monsieur ! C’est un ordre !

- Un morceau pour la paix…

C’est là qu’il sort son tuba et nous lance quelques notes lentes, comme tout au bout du ciel, à hauteur des antennes et des corbeaux, entre les bombardiers russes et les bombardés ukrainiens. Il joue parmi les lumières bleues qui s’amoncellent. Il y a maintenant dix camionnettes de police tout autour de la place. Les habitants des façades ont sorti leurs visages. Ils ont pris des photos.

Et voici les pompiers avec la grande échelle. Et voici trois ambulances, au cas où il tomberait. Et voici l’échelle qui se déploie lentement et monte vers son nid. Il sourit.

Baba, clochard New-yorkais m’aborde « Why does he do that ?  Are you happy to see that ? White man are crazy. Never a black man do that... »

L’ange négocie sa descente avec le chef des pompiers. La nuit commence à tomber et les gyrophares éclaboussent les façades, le monument et les visages. Le casque blanc est bonhomme. Il a compris le professionnel qui ne tombera pas et joue son rôle jusqu’au bout. Il prend dans sa nacelle à moteur l’instrument de musique. L’acrobate fixe une corde et s’enfuit le long de la colonne, laissant le pompier descendre sa machine.

Les flics l’attendent en bas. Salut. Applaudissements. Porte qui claque. Sirène et gyrophare. Ils l’ont emmené. Reste de l’instant que nous avons vécu avec lui ce sourire qu’il a dessiné à la craie sur le cylindre le plus haut. Juste parce que c’est beau.

pour en savoir plus

Aucun commentaire: