mercredi 7 décembre 2022

Fly Qatar, Best World's Airlines (Prisons, épisode 1)

     

L'histoire se passe au Qatar. Quelques millionnaires se disputent un ballon de cuir qui fait sursauter tous les pauvres du monde. A chaque "Ploum" du pied dans le ballon, amplifié par un micro pour la télévision, des millions de gens assis se lèvent pour hurler "Mais passe-lui, passe-lui le ballon bordel! Il est tout seul, là! Non! Pas comme ça!"

    Personne ici ne connaissait ce pays minuscule et désertique avant les pots de vin de la FIFA qui ont permis que la coupe du monde se joue là, que les stades soient construits pour dix jours d'utilisation en entraînant la mort d'ouvriers afin que ces millionnaires puissent avoir un beau gazon vert au milieu du désert. Personne. Mais nous parlerons de l'état du monde un autre jour.

     Ce soir, je suis assis par terre sur le carrelage froid d'un couloir de prison. Je viens de donner un atelier Poésie à quelques détenus avec qui nous avons parlé de la Beauté.

     L'atelier s'est achevé, c'était prévu, à l'heure où a télé s'est allumée. Les gardiens de ce couloir-ci ont autorisé ce "mouvement" (qui implique ouvrir et fermer cinq ou six lourdes grilles l'une après l'autre, ne pas oublier de fermer la première pour pouvoir ouvrir la suivante) et ce rassemblement exceptionnel dans ce bout de couloir. L'évènement est national. C'est la Belgique qui joue contre la Croatie. 

     Toutes les portes des cellules sont fermées. Seuls ceux qui ont demandé la permission de venir auront vu leur porte s'ouvrir. Et nous voilà à quinze, peut-être vingt avec des ergothérapeutes, les éducatrices, l'aumonier et deux ou trois matons devant un paquet de chips (c'est exceptionnel) et de la grenadine (pétillante ou plate? Que préfères-tu? Pas trop de sucre, ça excite. C'est vrai. Tiens ton gobelet en plastique. Merci.) Les détenus s'entassent sur les fauteuils, ils sont calmes, costauds pour la plupart en survêtement de sport. C'est presque l'uniforme, même les jours sans foot. 

     Thilemans prend le ballon. Les Croates le lui reprennent. Ils attaquent, ils tentent, ils avancent, il tire! Raté. Thibauld rattrape tout. Nous avons un excellent gardien de but.

     "C'est quoi, la Beauté?" Je repense à cet atelier poésie. M me répond "La Beauté? C'est la peur dans l'œil du flic qui défonce ma porte et entre dans l'appartement. Je m'enfuis par la fenêtre, ma copine hurle. C'est la Beauté. En voiture, je fonce dans le barrage de police. C'est ça, la Beauté." et il ajoute. "C'était le plus beau jour de ma vie. Vraiment. Mais c'est pour ça que je suis ici." 

      La semaine dernière, M m'avait parlé de Baudelaire, il avait osé la poésie et précisé "L'Art, c'est le souvenir du divin." Qu'a donc dans la tête et dans le sang ce type capable autant de tuer que de lire des vers?

      "Dans le poteau! Le ballon a rebondi sur le poteau! Oh Noooon! Lukaku se trouve dans une forêt de Croates!" dit le commentateur. Une belle occasion ratée, vraiment. "Allez les diables!" Un cri dans le couloir.

     L'atelier encore revient à ma mémoire. Et toi, JM? Ton meilleur souvenir de beauté? "Dans un pré, dit-il. Dans un pré, debout et libre. J'avais une permission de deux jours. Je suis resté dehors. Oui, je sais, c'est con. Parce que j'ai perdu tout droit de sortie. Ils sont venus me rechercher. Mais cet instant-là. Debout et libre dans un pré." Je regarde autour de moi. Au bout de ce couloir, les caméras, les grilles, le bureau vitré des gardiens, les murs haussés de barbelé, un pré. J'y serai ce soir. 

     Une porte  de cellule tremble. Un détenu enfermé frappe pour faire entendre "Gooooaaaall! Le Maroc a gagné! Ouiiiii! Vive le Maroc!" Sa voix étouffée par le métal épais est tout de même entendue par ses compatriotes. Quelques mots échangée en arabe. Ils se réjouissent. Ce sont de grands enfants détenus qui jouent avec la mort et la souffrance. Une beauté terrifiante et fascinante.

     "Oui mais tu vois, me confie B, regarde : le rap c'est de la poésie? C'est nul. Mais ça leur apporte du fric. Tu les vois tous avec des chaînes en or, de grosses bagnoles et des filles à moitié à poil. C'est ça la poésie? Où est la beauté, la qualité, tout ça?" - " On se fout du pognon, lui dis-je. Toi, tu es poète. Le pognon salit tout. Regarde le foot." Tout autour du terrain, les publicités clignotent: "Visa-Visa-Visa- Fly Qatar Best World Airlines - Visa - Hyundai - Visa." Mais nous parlerons de l'état du monde un autre jour.

      Seconde mi-temps. Le foot a repris toutes les attentions. Il ne reste plus de chips. Retour au sol froid du couloir. Et la tension monte un peu. L'enjeu est important. Si la Belgique perd ou fait match nul, les joueurs quittent le tournoi et rentrent chez eux. Onze millions de Belges se projettent avec leur fierté nationale "On les aura! Nous sommes les plus forts, moi le chauffeur de bus, moi l'ergothérapeute, moi l'institutrice contre ces Croates qui ne savent pas jouer!" Mais c'est toujours 0-0. Et le ballon vole à nouveau juste au-dessus du but. Pas dedans, juste au-dessus. 

     Dans ce bout de couloir, vingt-cinq pauvres crient pour la victoire de onze millionnaires entre deux pubs pour des boissons gazeuses qui les empoisonnent. Mais nous parlerons de l'état du monde un autre jour.

     L'un d'entre eux se sent mal. Trop stressé. Un médoc peut-être qu'on lui a injecté dans les veines. Il veut retourner à sa cellule. "Chef, je peux retourner?"

- Attends la fin. Dans dix minutes. Tous en même temps, sinon, on s'en sort pas."

- Mais chef, je suis mal, là, faut que j'y aille.

- Cinq minutes. C'est presque la fin.

Un autre se lève:

- Tu fais le malin, chef? Tu veux pas qu'il y aille? Pourquoi tu dis ça? C'est ton boulot, merde!

     La tension du match, le sucre de la grenadine, le résultat décevant (toujours 0-0 et les Belges devront quitter le Mondial) et cette odeur de souffrance et de douleur qui traîne dans ces couloir finissent par déborder.

- Bon allez, on éteint, tous en cellule!

     
Le gardien donne de la voix. Un peu de peur dans son œil. De cette peur qui fascinait M. Et vingt enfants de 90 kg lèvent leurs carcasses blessées tatouées, musclées et déçues par la vie. 

Les millionnaires ont perdu. Les pauvres sont en prison. Dispersion. Fin du match. 

Nous parlerons de l'état du monde un autre jour.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Magnifique tristesse